Le dernier mot de l’avocat Dmitri Talantov, condamné à 7 ans de prison pour quelques messages anti-guerre sur sa page Facebook personnelle.

Dmitry Talantov est avocat. Au moment de son arrestation, il était président de la Chambre des avocats d’Oudmourtie et défenseur du journaliste Ivan Safronov, condamné à 22 ans de prison pour « haute trahison » dans une affaire fabriquée. Au cours de cette affaire, le FSB a menacé Talantov. C’est à la défense de Safronov que les collègues de l’avocat associent sa persécution.

« Votre Honneur, lors de ma dernière parole, je souhaiterais m’exprimer sur l’amour et la haine. Le procureur a exigé pour moi une peine de 12 ans de prison pour quelques mots sur Internet. Il s’agit d’un prix très élevé. En plus, quand j’aurai purgé ces 12 ans, je serai privé du droit d’occuper des postes dirigeants dans jurisprudence pendant encore quatre ans.

Il me semble que cette dernière sentence soit clairement inutile. En Russie, les gens ne vivent pas si longtemps, surtout en prison et surtout avec ma santé. Aujourd’hui j’ai 64 ans et il est difficile d’imaginer que je pourrai quitter la prison vivant à 80 ans, et que j’aurai encore la possibilité d’exercer ma profession d’avocat.

Donc, je pense que cette dernière sentence était juste une plaisanterie de la part du procureur. Quant à la peine de 12 ans de prison, il serait plus simple de parler de « réclusion à perpétuité » ou de « peine de mort ». C’est selon le goût de chacun.

Je n’essaie pas de vous effrayer. Je pense parfois qu’aujourd’hui cela ne fait pas si peur de mourir, ce qui fait vraiment peur – c’est de vivre. Mais il faut vivre, j’en suis sûr, il faut absolument vivre.

Le métier d’avocat de la défense, auquel j’ai consacré toute ma vie, m’a appris que pour avoir une punition il faut d’abord commettre un crime ou au moins créer la fausse croyance de la culpabilité de l’accusé. Et il m’est absolument impossible d’imaginer que quelqu’un puisse tomber dans le piège d’une telle croyance à mon égard.

Cela me paraît tout à fait incroyable, puisque je suis accusé d’incitation à la haine et à l’hostilité envers l’armée russe. Bien et mal, haine et compassion, ce sont des valeurs trop différentes pour simplement les confondre. Cela n’arrive jamais.

En général, je pense que la capacité à distinguer le bien du mal est la seule chose qui soit donnée à une personne de manière innée. Tout le reste est généré par l’expérience humaine personnelle, au cours de sa vie. Tout le reste nécessite une expérience réelle. Mais distinguer le bien du mal c’est le don originel. Originel ne veut pas dire gratuit. En acceptant ce don, vous pourriez vous retrouver dans une situation complètement différente de celle que vous souhaiteriez. C’est à peu près ce qui m’est arrivé.

Que puis-je dire à ce sujet ? En fin de compte, c’est aussi une question de choix moral. On me dit que j’ai écrit ces quelques mots (mes messages sur les réseaux sociaux) par haine. Quel grand sentiment de haine cela doit être pour pousser un homme non pas à tuer, mais à aller en prison par compassion pour le mourant ? Bien sûr, je ne pouvais pas ignorer que tout cela pourrait se terminer pour moi comme cela s’est terminé.

Il était une fois, je regardais un très bon film où le curé dit à son paroissien : « Ne penses-tu pas que lorsqu’une personne s’est pardonnée, cela signifie que le Seigneur lui a aussi pardonné ». J’ai vécu assez longtemps, j’ai commis beaucoup d’erreurs et il m’est vraiment difficile de me pardonner pour toutes ces erreurs. Mais je pense que le Seigneur ou la conscience humaine, ce qui est probablement la même chose, met une personne dans la situation qui est la mienne pas tant « à cause de » que « dans le but de ».

Je pense même que, très probablement, cette causalité n’existe pas dans la vie. Le Seigneur est assez miséricordieux. Non, c’est simple : le Seigneur est miséricordieux, le Seigneur n’est pas vengeur.

Donc, cela signifie « dans le but de » !

Cela fait maintenant deux ans et demi que je suis en prison. Je suis en cellule d’isolement depuis deux ans, dans une cellule médiévale pitoyable, où les seules commodités de la civilisation sont des toilettes et un lavabo avec de l’eau qui coule sans arrêt. De plus, il y a des trous dans le mur au-dessus de la porte, un haut-parleur y est monté pour diffuser les mêmes instructions d’utilisation de masque à gaz qui sont lues en boucle par un acteur à une voix trop enthousiaste. Cependant, dans mon cas, on peut en parler au passé, puisque j’ai réussi à persuader mes gardiens d’éteindre le haut-parleur. Parfois, la miséricorde frappe leurs cœurs durs. Ils l’ont fait, ils ont éteint le haut-parleur, je suis maintenant dans le silence.

L’hymne national retentit à 22 heures. Je m’allonge sur mon… comment puis-je appelé cela… officiellement c’est une couchette (en fait une planche). Je m’allonge sur ma planche, je ferme les yeux et j’essaie de dormir. Parfois, j’arrive à m’endormir pour deux à trois heures maximums. C’est comme ça depuis deux ans.

À six heures du matin, l’hymne retentit à nouveau. Je dois me lever et faire le lit rapidement. En fait, les jours et les nuits dans ma cellule d’isolement ne sont pas très différents pour moi. Il s’agit d’une sorte de flux continu et très monotone de conscience et de pensées. Les pensées sont comme les rêves, les rêves sont comme les pensées, 24 heures sur 24, depuis deux ans et demi.

Vous ne pouvez échapper à ces pensées nulle part. Ces pensées qui tournent en rond, peut-être une ou deux pensées, elles vous tuent. En général le temps tue, mais dans la cellule d’isolement, on ne le ressent plus comme un concept, mais comme un processus purement physique.

C’est un processus physique. Brodsky (poète russe, exilé, prix Nobel de la littérature) a dit un jour que « la prison c’est un manque d’espace compensé par un excès de temps ». Autrefois cette phrase ne m’était pas tout à fait claire. Je ne l’ai pas comprise. Je suis sûr que personne ne le comprend pleinement, car dans ce cas, ce n’est pas le manque d’espace qui fait peur, mais l’excès de temps. C’est le temps où vous souffrez et le temps qui vous tue. Chaque minute tue, et chaque minute, là-bas, équivaut à une heure.

C’est sûr. Cet excès de temps est ressenti comme une progression géométrique. Parfois, je me demande : qu’en est-il pour des autres détenus dans ce centre de détention, est-ce aussi dur pour eux que pour moi ? Ou ce n’est pas aussi difficile ? Je veux dire pour ces « autres » qui ont réellement commis un crime de droit commun – meurtre, viol, vol. Est-ce plus facile ou plus difficile pour eux ? Je parle de gens qui savent « pourquoi » ils sont en prison.

C’est ainsi que se passe la journée. Mais parfois, des choses extraordinaires se produisent, comme lorsqu’on vous crie soudainement d’une voix effrayante : levez-vous ! Contre le mur ! Les mains derrière le dos ! « Se lever » signifie qu’intervient soit l’un des adjoints du procureur, soit un membre de la commission de surveillance publique, soit le commissaire aux droits de l’homme. À part ces « divertissements », tout est routine.

Mais il y a un moment particulier dans ce marathon quotidien de 24 heures. Il est 21 heures. Mon haut-parleur était éteint à ma demande. Une porte en fer mène au couloir. Devant la porte en fer se trouve une cage en fer. Si vous vous approchez très près et posez votre oreille contre cette cage de fer, vous pouvez entendre ce que diffusent les haut-parleurs des autres cellules.

Pourquoi je parle de 21 heures ? Le journal d’actualités commence à cette heure. Et ces actualités sont diffusées dans l’émission « Soloviev Live » (une chaine de propagande virulente et féroce, agressive et provocatrice). Il y a trois ans, je n’aurais jamais cru que j’écouterais attentivement « Soloviev Live » tous les soirs pendant cinq minutes mais je le fais.

En fait, ce que j’attends, c’est l’annonce de la paix. Mais il n’y en a pas.

Et tout récemment, j’ai entendu dire que l’essence de ce qui se passe est l’établissement d’un « nouvel ordre mondial plus juste » dans lequel les « intérêts de la majorité mondiale » seront pris en compte et garantis. Eh bien, oui, le monde s’effondre sous tous ses aspects, mais je ne sais tout simplement pas ce qu’est ce « nouvel ordre mondial plus juste ». Je ne sais pas quels sont « les intérêts de la majorité mondiale ».

Moi, je comprends le héros de Dostoïevski, Ivan Karamazov, qui disait qu’il refusait d’accepter l’harmonie supérieure la plus universelle et la plus parfaite si elle était rachetée par une seule larme d’un seul enfant torturé, et qu’il rend respectueusement le « ticket » vers une telle harmonie. Il me suffit pour être en accord avec le héros de Dostoïevski de repenser à la photo d’une fillette aux jambes arrachées, qui figurait dans mon dossier judiciaire.

Je ne crois à aucune harmonie, à aucun ordre mondial fondé sur de telles souffrances. Je n’y crois pas.

Vous savez, je suis sûr que ce que je ressens ne s’appelle pas de la haine. Ce n’est pas de la haine. Votre Honneur, cher Denis Alexandrovitch, personne ne peut entrer en cellule d’isolement, y passer deux ans et demi et rester le même. Quelque chose a définitivement changé en moi. Je pense que j’ai me suis débarrassé de beaucoup de choses inutiles. Probablement, je suis à un pas ou un demi pas plus près de ce pardon évoqué par le curé dans le film dont j’avais parlé.

Nous devons vivre. Il semble que ce soit Goethe qui ait dit : « Celui qui connaît le « pourquoi » peut supporter presque n’importe quel « comment ». Je sais « pourquoi ». Cette fillette sur la photo sourit. Son sourire reste pour moi une source de force et d’amour.

Maintenant le dernier et peut-être le plus important. Le dernier mot implique souvent de demander pardon. Moi aussi, je veux demander pardon.

Poussée par l’une ou l’autre forme de compassion, l’une ou l’autre nécessité urgente, une personne commet un acte. Parfois, il s’agit d’un acte tout à fait humain, mais quelqu’un d’autre doit payer pour cet acte. Celui qui aime cette personne. C’est pourquoi mon dernier mot s’adresse à ma femme.

Olga, pardonne-moi. Je t’aime.

Si c’est une exagération émotionnelle, alors je dirai ceci : Olga, si jamais tu es condamnée à 12 ans de prison pour quelque chose, je t’attendrai. Ne sois pas triste.

Merci ».

Traduction par Alena Nevsky

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